Projet post-Kenneth : les dés de l’appel d’offres étaient pipés

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Aux Comores, le cyclone Kenneth continue de faire des victimes. Dernière en date, le cabinet Dunia Consulting, qui après avoir remporté haut la main un marché de facilitation sociale, a été balayé au profit d’une ONG, AIDE, au mépris de toutes les règles de procédure. Irrégularités, complicité, harcèlement… plongée dans les dessous d’un scandale.

Dans la nuit du 24 au 25 avril 2019, le cyclone Kenneth frappait brutalement les trois îles de l’archipel des Comores, laissant derrière lui plus d’une dizaine de milliers d’habitations endommagées et des habitants désemparés. Plus de 40 % de la population étaient touchés. Les dommages dans le secteur de l’habitat ont été estimés à 67,5 millions de dollars. Trois ans après, le pays, en coopération avec la Banque mondiale, essaient de reconstruire. Un rétablissement évalué à 87,6 millions de dollars (1). 

C’est dans ce cadre qu’en 2020, la Banque mondiale lance le projet Relèvement post-Kenneth et résilience sous le contrôle du ministère de l’Aménagement du territoire. En décembre, elle signe un accord de don et de prêt pour un montant total de 45 millions de dollars au profit des sinistrés. 

Pour permettre un meilleur dialogue avec les victimes du cyclone, les deux instances souhaitent faire appel à un cabinet de facilitation sociale. A cet effet, elles publient, en juin 2021, un appel d’offres dans les journaux du pays. Les intéressés ont jusqu’au 8 juillet pour postuler. Sept cabinets comoriens et un malgache déposent leur candidature. Parmi eux, les Créations Nextez, une société de communication, Dunia Consulting, un bureau d’études administré par Nadia Turqui et une organisation non gouvernementale au nom d’Association d’intervention pour le développement et l’environnement (AIDE), gérée par Saïd Ahamada, un ancien inspecteur des impôts.

Un comité d’évaluation, validé à l’unanimité par la Banque mondiale et l’Unité de gestion du projet (UGP), a été recruté pour examiner les dossiers avec pour objectif de choisir le meilleur opérateur pour cette mission. Mais rien, dans cette passation de marché, ne se déroulera comme prévu, au point de provoquer un scandale.

Le dossier Nextez perdu dans les tuyaux

Cette histoire improbable s’est déroulée au bureau du projet post-Kenneth, situé à proximité de la faculté des Sciences et techniques de l’université des Comores, à Moroni.

Le 15 juillet, sept jours après la date butoir, l’étude des dossiers des cabinets pour la facilitation sociale du projet post-Kenneth commence. Six dossiers, parmi les huit candidats, sont ouverts. Celui des Créations Nextez manque à l’appel. Celui d’AIDE sera remis seulement le lendemain, en pleine évaluation, après avoir été clairement modifié par rapport à son contenu initial au moment du dépôt. Les premières d’une longue liste d’irrégularités.

“Je suis dégoûté de ce qui s’est passé”, témoigne aujourd’hui un membre du comité d’évaluation, qui a accepté de se confier à National Magazine Comores sous couvert d’anonymat. “C’est vrai que ce n’est qu’au deuxième jour que nous avons eu ce dossier. D’ailleurs, nous n’avons rien compris. C’est interdit de faire ce genre de chose.”  Pour lui, “c’est ce qu’on appelle tricher”, expliquant que le dossier n’était pas protégé non plus par un mot de passe. “C’est très facile de voir que le dossier a été modifié. En regardant dans les propriétés du document, on constate que la date de modification est postérieure à la date du dépôt.” Nous nous sommes procuré les documents. Et il apparaît, en effet clairement, que le dossier AIDE a été modifié le 15 juillet, à 14 h, alors que les évaluations avaient déjà débuté. “J’avoue qu’à partir de cet acte, j’ai commencé à douter de ce que nous faisions là”, confie ce membre du comité, le regard chargé de regrets. 

A l’époque, le comité a bien sûr posé des questions. Il a demandé pourquoi le dossier d’AIDE avait été soumis en retard. “Nous l’avons oublié nous a répondu le comité de gestion.” Une explication qui n’a jamais convaincu notre source : “Comment croire une chose pareille ?  Ils ont oublié de nous le remettre mais n’ont pas oublié d’apporter des modifications !”

Et quand le dossier d’AIDE réapparaît, celui des Créations Nextez disparaît. Au troisième et dernier jour d’évaluation, Nextez est toujours aux abonnés absents. Bizarrement, aucun des  membres du comité ne se souvient des Créations Nextez dans cette affaire. D’ailleurs, lorsque nous avons commencé à leur poser des questions sur ce dossier, leur surprise était totale au point de provoquer, chez eux, une crise de fous rires… “Comment ça, dossier Nextez ? (rire) Nous n’avons jamais eu un dossier de cette boîte.” Personne ne savait que Nextez était sur les rangs.

Personne… sauf le coordinateur du projet post-Kenneth, Hassani Bacar Maecha, qui a signé l’accusé de réception. C’est avec beaucoup d’humour que l’équipe Nextez a pris la nouvelle. “Que voulez-vous ? ça arrive des fois de perdre sans même aller sur le terrain. Tout ce que nous savons, c’est que nous avons postulé à cet appel d’offres et que nous avons reçu un accusé de réception que voici.” Un membre de l’équipe nous tend le morceau de papier. On y lit clairement : “Bonjour, nous accusons réception de votre dépôt au dossier de recrutement d’un cabinet pour la facilitation sociale et vous remercions. Cordialement. Hassani Bacar Maecha, coordinateur national.” Qu’a donc fait le coordinateur du dossier Nextez ?

Le cabinet vainqueur mis hors jeu

Une question parmi tant d’autres dans cette procédure nébuleuse. C’est Dunia Consulting qui a remporté le marché avec une note de 85/100, écrasant la concurrence. Le résultat, que nous nous sommes procuré, a été validé à l’unanimité par le comité d’évaluation et la Banque mondiale, qui a donné son feu vert pour que la confirmation soit envoyée à Nadia Turqui. C’est le coordinateur Hassani Bacar Maecha qui était chargé de lui annoncer la bonne nouvelle. Mais la directrice de Dunia Consulting ne recevra jamais la lettre officielle. Pire, contre toute attente, quatre mois plus tard, le 5 novembre, un courrier lui annonce que son bureau d’études n’a pas été sélectionné. Bientôt, elle a vent que le marché de la facilitation sociale a finalement été attribué à AIDE… le cabinet dont le dossier a été remis en retard et qui a manifestement été modifié après la date de dépôt ! Une injustice pour Nadia Turqui qui décide de demander des comptes. Elle porte plainte auprès de la Banque mondiale, au bureau de Washington, le 17 novembre.

Le lendemain, le service de règlement des plaintes de la Banque mondiale (connu sous le nom de GRS pour Grievance Redress Service, en anglais) accuse réception de la plainte mais la juge irrecevable. “Nous avons soigneusement examiné les préoccupations que vous avez portées à notre attention et avons déterminé que votre plainte n’est pas recevable pour un traitement ultérieur par GRS”. Et renvoie l’examen de la plainte à l’Unité de la politique de passation des marchés de la Banque mondiale (OPSPR)

Finalement, c’est l’Unité de gestion du projet post-Kenneth, par la voix de son coordinateur Hassani Bacar Maecha, qui fournira la réponse à Nadia Turqui. Ce dernier affirme que quatre membres sur cinq de l’équipe de Dunia consulting, en l’occurrence la cheffe de mission, la responsable socio-économique et les deux animateurs “n’ont pas l’expérience requise conformément aux termes de référence” pour mener à bien cette mission.

Un affront pour la cheffe de mission, Nadia Turqui, reconnue à l’international pour ses qualités de consultante et au CV long comme le bras. C’est ce qu’elle rappelle dans son courrier de réponse. “Les observations faites sur les expériences des membres de l’équipe sont inacceptables, à la limite de l’insulte et de la discrimination. Vous insinuez donc qu’après trente ans d’expérience acquise aux Comores et partout en Afrique dans le domaine du développement social, de la médiation, la gestion des conflits, de la gouvernance, etc., je ne dispose pas assez d’expérience dans le domaine, et je ne suis pas capable de comprendre des termes de référence au point de soumettre quatre profils sur cinq n’ayant pas l’expertise requise pour les besoins de la mission ?”

D’autant que lors de la réunion d’information, qui avait réuni tous les candidats à l’appel d’offres, les responsables du projet, conscients que le domaine de la facilitation sociale est relativement nouveau, les avaient assurés que le prestataire retenu pourrait bénéficier d’une formation de son équipe afin de parfaire son expertise dans ce secteur. “C’est vrai que la Banque mondiale et l’UGP avaient proposé de donner les moyens nécessaires, à commencer par le renforcement des capacités, au cabinet qui gagnerait le marché“, confirme l’un des concurrents présent ce jour-là.

Explications fumeuses

Deux membres du comité d’évaluation balaient d’un revers de la main les arguments du coordinateur : “Faux, ce sont des excuses. Le bureau d’études avait les qualités requises. Pas moyen de me faire admettre le contraire. Sinon, comment Dunia Consulting aurait-il pu obtenir 85/100 ? C’est incroyable les bêtises que l’on peut dire.”

Nous nous sommes procuré le rapport d’évaluation. Voici ce qui est écrit sur l’équipe de Dunia Consulting : “Expérience pertinente pour la mission. Très bonne compréhension des objectifs de la mission et du mandat. Qualité technique et cohérence de l’offre. Méthodologie et plan de travail cadrent parfaitement avec les objectifs de la mission. (…) Pertinence de la qualification, des compétences et complémentarité du personnel clé. Équipe d’expertise fortement genrée. Trois femmes dont la cheffe de mission et deux hommes.” L’équipe proposée par Dunia Consulting était fortement qualifiée. La seule faiblesse citée est d’ordre technique : “Amélioration à apporter sur la présentation.”

Nous avons également contacté par WhatsApp le Sénégalais Oumar Karamoko Ndiaye, consultant expert senior en développement social, qui était présent au moment de l’évaluation. Il avoue ne pas savoir ce qui s’est passé après son départ et affirme avoir un droit de réserve. Mais, il met un point d’honneur à confirmer que “le comité d’évaluation a fait  un travail remarquable sur cette passation de marché”. Il ajoute : “Tout ce que je peux vous dire c’est que l’instance retenue a fait l’unanimité du comité et de la Banque mondiale.”

Que s’est-il passé ? C’est la question que les membres du comité d’évaluation se posent. Le 14 janvier 2022, ils découvrent avec stupéfaction, dans les colonnes de La Gazette des Comores, que “le projet Relèvement post-Kenneth a signé un marché de prestation de services avec l’ONG AIDE, dont le chef de mission est M. Saïd Ahamada (…), dans le cadre de la mise en œuvre du projet Relèvement post-Kenneth et résilience pour une mission de facilitation sociale. “ L’un d’eux lâche : “Je n’ai rien compris. La surprise était totale. Comment ? Après tout le travail que nous avions fait…

Dans le rapport d’évaluation, AIDE, notée par les trois évaluateurs 70-71-72/100, est loin derrière Dunia Consulting. Si on lui reconnaît une “expérience pertinente pour la mission. Expérience dans l’ensemble du pays. Méthodologie et plan de travail appropriés. Qualification, compétence du personnel clé”, il lui est opposé plusieurs points faibles : “Expert socio-économique pas assez adapté au poste. Amélioration à apporter sur la présentation. Equipe d’experts clé faiblement genrée : une femme et quatre hommes.”

A ce stade de notre enquête, une question s’impose : quelle est la part intentionnelle dans le rôle joué par le coordinateur, Hassani Bacar Maecha, lui, qui n’a pas remis le dossier des Nextez aux évaluateurs, qui a refusé d’envoyer le courrier de confirmation à Dunia Consulting et qui lui a préféré l’ONG AIDE ?

Contacté via la messagerie WhatsApp, il a accepté de nous rencontrer à l’hôtel Golden Tulip à Itsandra, nous écrivant : “Ok, fier de m’entretenir avec vous au profit du projet PRPKR (sic).” Mais voilà, une fois que nous avons commencé à l’interroger sur l’attribution du marché et la disparition du dossier Nextez, le ton est devenu hésitant. D’abord troublé, Hassani Bacar Maecha a refusé de répondre à nos questions, nous demandant sans relâche qui nous avait parlé de cette histoire. Puis, très énervé, il s’est levé, nous a montré la porte avant de nous mettre dehors. “Allez-vous en ! Je ne vais pas répondre à vos questions. Je vous demande de partir.”

La main malgache

Lors de nos investigations, nous avons également découvert que l’un des membres de l’Unité de gestion du projet post-Kenneth, Nassur Ahamada Mroimana, fait partie de l’ONG AIDE. A-t-il joué de son influence pour que celle-ci décroche le contrat ? Quels sont ses rapports avec le coordinateur ? Nous avons contacté Mroimana, par WhatsApp, pour l’interroger sur son implication. Il a coupé court à la discussion. “Si une personne m’accuse, que la personne porte plainte auprès du parquet de Moroni. (…). Sinon, arrêtez de me donner l’occasion de me défendre car vous n’êtes pas mon avocat ! Vous êtes libre de faire ce que vous voulez, publication, télévision, radio, journaux, etc., la justice comorienne représente la seule institution à laquelle je répondrai en cas de déviation de mes actes.

Troisième personnage troublant dans cette affaire ; le Malgache Gaël Raserijaona, co-coordinateur du projet post-Kenneth. Lui, était sur place lors de l’évaluation. Sa seule préoccupation était de défendre le cabinet malgache Insuco en lice. Selon son confrère sénégalais, Oumar Karamoko Ndiaye, Raserijaona ne voulait pas comprendre “pourquoi le cabinet malgache n’avait pas été sélectionné”

Coup de théâtre. Quelque temps après et au mépris de toutes les règles élémentaires de la procédure de passation des marchés, Gaël Raserijaona rédige une nouvelle évaluation des candidats qu’il remet à Hassani Bacar Maecha. C’est sur la base de cette évaluation irrégulière que le coordinateur évincera Dunia Consulting et réattribuera le marché à AIDE, sans aucune base légale. Dans son rapport, que nous nous sommes procurés, l’évaluation d’AIDE, écrite en couleur orange, tranche avec le reste du contenu. Et à propos de l’ONG, le Malgache ne tarit pas d’éloges.

Inacceptable selon Oumar Ndiaye, l’expert sénégalais : “Aucune personne au monde, quelle que soit son expertise ou sa position, ne peut remettre en cause le travail de cette commission composée de grands experts universitaires comoriens.” D’ajouter : “En 40 ans d’expérience, je n’ai jamais vu ça ! Un task manager (terme désignant un co-coordinateur, NDRL) refait une évaluation, c’est du mépris.” Pour le Sénégalais, cet acte de son collègue malgache  est “un manque de respect de l’intelligentsia comorienne et une insulte grave”.

Harcelée et renvoyée

L’attribution de ce marché à AIDE, qui est entachée d’irrégularités, a fait une victime. Dhoulfay Soule, chargée de communication du projet post-Kenneth, a été harcelée et renvoyée de son poste après avoir tiré la sonnette d’alarme auprès de la Banque mondiale sur les agissements de Gaël Raserijaona.

Dans son courrier de renvoi, on lui reproche “des fautes qui vont à l’encontre de ses obligations professionnelles et contractuelles” et d’avoir “fait preuve d’insubordination à l’endroit de [son] supérieur hiérarchique.” Supérieur hiérarchique qui n’est autre que le coordinateur Hassani Bacar Maecha… Sur ce point non plus, l’intéressé n’a pas répondu à nos questions. Tout ce qu’il voulait savoir c’est si la jeune femme nous avait mis au courant.

Selon Oumar Karamoko Ndiaye, si aujourd’hui Dhoulfay Soule paie le prix fort, c’est parce que Gaël Raserijaona n’arrivait pas à accepter que le cabinet malgache Insuco ait perdu. Il l’accuse d’avoir eu un comportement inadmissible envers la chargée de communication. “C’est une question d’abus de pouvoir. Il a interpellé Dhoulfay car elle aurait écarté le cabinet malgache.” Il prend parti pour la jeune femme : “Dhoulfay fait partie des meilleurs juristes que je connaisse. Nous nous sommes battus pour faire ce travail. Elle était au cœur du processus.

Dhoulfay Soule, qui n’a pas souhaité s’exprimer sur cette affaire, invoquant le secret professionnel, a engagé un avocat, Me Hadji Chaabani, que nous avons contacté. Selon lui, le dossier, qui était en conciliation à l’Inspection du travail, n’a pas permis de trouver de terrain d’entente. Aujourd’hui, l’affaire a été portée devant le tribunal social.

(1) D’après le rapport d’évaluation technique du Comité d’évaluation mandaté par la Banque mondiale et le ministère de l’Aménagement du territoire.

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